Injonction et responsabilité : Le ‘qui mieux n’aime’ pour tous, mais l’injonction ne sera pas indépendante
Conseil d’État, avis, 12 avril 2022, Société La Closerie, n°458176, A :
1. La personne qui subit un préjudice direct et certain du fait du comportement fautif d'une personne publique peut former devant le juge administratif une action en responsabilité tendant à ce que cette personne publique soit condamnée à l'indemniser des conséquences dommageables de ce comportement.
2. Elle peut également, lorsqu'elle établit la persistance du comportement fautif de la personne publique responsable et du préjudice qu'elle lui cause, assortir ses conclusions indemnitaires de conclusions tendant à ce qu'il soit enjoint à la personne publique en cause de mettre fin à ce comportement ou d'en pallier les effets. De telles conclusions à fin d'injonction ne peuvent être présentées qu'en complément de conclusions indemnitaires.
3. De la même façon, le juge administratif ne peut être saisi, dans le cadre d'une action en responsabilité sans faute pour dommages de travaux publics, de conclusions tendant à ce qu'il enjoigne à la personne publique de prendre les mesures de nature à mettre fin au dommage ou à en pallier les effets, qu'en complément de conclusions indemnitaires.
Clément MALVERTI et Cyrille BEAUFILS avaient commenté de manière fort intéressante l’arrêt du Conseil d’État Syndicat des corpropriétaires du Monte-Carlo Hill (Conseil d’État, 6 décembre 2019, Syndicat des copropriétaires du Monte-Carlo Hill, n°417167, A) (Clément MALVERTI, Cyrille BEAUFILS, Dommages de travaux publics : le temps retrouvé, in AJDA 2020, n°5, p. 296).
Ils achevaient leur commentaire en indiquant que cet arrêt ouvrait la voie à une pure action en injonction de faire cesser le dommage.
Force est de constater que le Conseil d’État n’a pas souhaité donner corps à une telle action.
L’historique des rapports entre l’injonction et la responsabilité est retracé par l’article que j’ai cité plus haut et je vous y renvoie pour plus de détails.
Trois décisions méritent toutefois d’être rappelées ici dans l’ordre en commençant par la décision par laquelle le juge administratif a cessé de s’interdire d’enjoindre à l’administration de mettre fin à un comportement fautif.
La première, injonction et responsabilité pour faute : Conseil d’État, 27 juillet 2015, M. Baey, n°367484, A
6. Considérant que lorsque le juge administratif statue sur un recours indemnitaire tendant à la réparation d'un préjudice imputable à un comportement fautif d'une personne publique et qu'il constate que ce comportement et ce préjudice perdurent à la date à laquelle il se prononce, il peut, en vertu de ses pouvoirs de pleine juridiction et lorsqu'il est saisi de conclusions en ce sens, enjoindre à la personne publique en cause de mettre fin à ce comportement ou d'en pallier les effets ; qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. A...demandait, outre la réparation du préjudice qu'il avait subi par la faute de la commune d'Hébuterne, d'ordonner à cette commune de prendre les mesures nécessaires pour mettre fin aux pollutions dont il était victime ou, à défaut, de mettre à sa disposition une pâture saine ; qu'en rejetant ces conclusions au motif que les injonctions demandées n'étaient pas de celles que le juge administratif saisi d'un recours indemnitaire peut prononcer, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit ;
Tout d’abord, il faut souligner que le juge indemnitaire doit être saisi de conclusions à fins d’injonction. Pour le dire autrement, il ne peut pas y procéder d’office.
L’injonction vise à mettre fin au dommage persistant: il doit s’agir d’un comportement de la personne publique ou d’un dysfonctionnement fautif qui crée des dommages.
En l’espèce, des fossés recueillant les eaux usées d’habitation débordaient et inondaient les champs de Monsieur Baey où ses moutons paissaient. Le maire n’avait pas pris les mesures de police visant à mettre fin à ces pollutions.
Monsieur Baey avait saisi le juge pour réclamer l’indemnisation de la surmortalité de ses moutons et avait assorti ses conclusions d’une demande d’injonction de l’administration pour qu’elle mette fin aux pollutions ou qu’elle mette à sa disposition de pâtures saines.
La seconde, injonction et responsabilité sans faute de travaux publics : Conseil d’État, 18 mars 2019, Commune de Chambéry, n°411462, B :
7. Lorsque le juge administratif statue sur un recours indemnitaire tendant à la réparation d'un préjudice imputable à un comportement fautif d'une personne publique et qu'il constate que ce comportement et ce préjudice perdurent à la date à laquelle il se prononce, il peut, en vertu de ses pouvoirs de pleine juridiction et lorsqu'il est saisi de conclusions en ce sens, enjoindre à la personne publique en cause de mettre fin à ce comportement ou d'en pallier les effets. Lorsqu'il met à la charge de la personne publique la réparation d'un préjudice grave et spécial imputable à la présence ou au fonctionnement d'un ouvrage public, il ne peut user d'un tel pouvoir d'injonction que si le requérant fait également état, à l'appui de ses conclusions à fin d'injonction, de ce que la poursuite de ce préjudice, ainsi réparé sur le terrain de la responsabilité sans faute du maître de l'ouvrage, trouve sa cause au moins pour partie dans une faute du propriétaire de l'ouvrage. Il peut alors enjoindre à la personne publique, dans cette seule mesure, de mettre fin à ce comportement fautif ou d'en pallier les effets.
Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat procède en deux étapes : tout d’abord il s’attache à rechercher s’il y a lieu d’engager la responsabilité sans faute de la personne publique en matière de travaux publics, ensuite, au stade de l’injonction, il recherche si le comportement fautif de la personne publique justifierait que le juge lui ordonne d’y mettre fin.
La troisième, le qui mieux n’aime : Conseil d’État, 6 décembre 2019, Syndicat des copropriétaires du Monte-Carlo Hill, n°417167, A
Sur le cadre juridique applicable et l'office du juge de la réparation :
2. Lorsque le juge administratif condamne une personne publique responsable de dommages qui trouvent leur origine dans l'exécution de travaux publics ou dans l'existence ou le fonctionnement d'un ouvrage public, il peut, saisi de conclusions en ce sens, s'il constate qu'un dommage perdure à la date à laquelle il statue du fait de la faute que commet, en s'abstenant de prendre les mesures de nature à y mettre fin ou à en pallier les effets, la personne publique, enjoindre à celle-ci de prendre de telles mesures. Pour apprécier si la personne publique commet, par son abstention, une faute, il lui incombe, en prenant en compte l'ensemble des circonstances de fait à la date de sa décision, de vérifier d'abord si la persistance du dommage trouve son origine non dans la seule réalisation de travaux ou la seule existence d'un ouvrage, mais dans l'exécution défectueuse des travaux ou dans un défaut ou un fonctionnement anormal de l'ouvrage et, si tel est le cas, de s'assurer qu'aucun motif d'intérêt général, qui peut tenir au coût manifestement disproportionné des mesures à prendre par rapport au préjudice subi, ou aucun droit de tiers ne justifie l'abstention de la personne publique. En l'absence de toute abstention fautive de la personne publique, le juge ne peut faire droit à une demande d'injonction, mais il peut décider que l'administration aura le choix entre le versement d'une indemnité dont il fixe le montant et la réalisation de mesures dont il définit la nature et les délais d'exécution.
3. Pour la mise en œuvre des pouvoirs décrits ci-dessus, il appartient au juge, saisi de conclusions tendant à ce que la responsabilité de la personne publique soit engagée, de se prononcer sur les modalités de la réparation du dommage, au nombre desquelles figure le prononcé d'injonctions, dans les conditions définies au point précédent, alors même que le requérant demanderait l'annulation du refus de la personne publique de mettre fin au dommage, assortie de conclusions aux fins d'injonction à prendre de telles mesures. Dans ce cas, il doit regarder ce refus de la personne publique comme ayant pour seul effet de lier le contentieux.
Le Conseil d’État ne subordonne plus le prononcé d’une injonction, en matière de responsabilité sans faute pour travaux publics, au comportement fautif de la personne publique. Le juge doit alors procéder de la façon suivante :
Il doit vérifier si la personne publique s’abstient de manière fautive à mettre fin au dommage en deux étapes:
1- Le comportement est fautif si, au regard de l’ensemble des éléments de faits, le dommage trouve sa source non pas dans la seule réalisation de travaux publics ou la seule existence d’un ouvrage public mais dans l’exécution défectueuse de travaux publics ou le fonctionnement anormal de l’ouvrage public.
2- Si la première condition est remplie, le juge vérifie si aucun motif d’intérêt général ou aucun droit de tiers ne justifie l’abstention de la personne publique de mettre fin au dommage.
Ce motif d’intérêt général peut être le coût manifestement disproportionné entre la mise en oeuvre de mesures mettant fin au dommage et le préjudice subi.
Soit il y a abstention fautive, alors le juge peut faire usage de ses pouvoirs d’injonction conformément à la solution Commune de Chambéry ;
Soit il n’y a pas d’abstention fautive et le juge ne peut pas faire usage de son pouvoir d’injonction mais il offrira deux possibilités à l’administration : soit elle verse une indemnité, soit elle réalise des mesures dont le juge définit la nature et les délais de mise en oeuvre.
Cette dernière solution est le “qui mieux n’aime” (Conseil d’État, 10 mars 1905, Sieurs Berry et Chevallard, Lebon 254, Conseil d’État, 30 avril 1997, Syndicat intercommunal à vocation multiple du Conflent, n°157677, B).
Au regard de ces décisions, le Conseil d’État, dans cet avis, simplifie et apporte deux précisions dont l’une a déjà été évoquée et un rappel :
Le requérant ne peut solliciter la mise en oeuvre des pouvoirs d’injonction du juge qu’en complément de conclusions indemnitaires, en matière de responsabilité pour faute et responsabilité sans faute.
Le pouvoir d’injonction du juge est désormais unifié : il s’agit d’un pouvoir d’injonction mais il offre une alternative à l’autorité administrative, soit elle met fin au dommage (en matière fautive, elle met fin à son comportement), soit elle pallie les effets du dommage.
Le juge l’a déjà dit et redit : ce pouvoir d’injonction ne peut pas être mis en oeuvre d’office, le requérant doit avoir introduit une action en ce sens (mais accompagnée d’une action indemnitaire).
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