Concrete jungle : l’aléa est important pour un vendeur d’immeuble en zone urbaine. Gare aux droits de préemption urbains
Conseil d’État, 13 juin 2022, Société Immotour, n°437160 (B) :
3. Dans ces conditions, la société Immotour a subi, du fait des décisions de préemption et de renonciation de la commune de Saverne, un préjudice grave, qui a revêtu un caractère spécial et doit être regardé comme excédant les aléas ou sujétions que doivent normalement supporter des vendeurs de terrains situés en zone urbaine, sans que d'autres circonstances, notamment le fait que la société n'ait mis en place un dispositif de gardiennage de l'immeuble qu'à compter de septembre 2013, soient de nature, dans les circonstances particulières de l'espèce, à écarter totalement la responsabilité de la commune. Par suite, la cour administrative d'appel n'a pu, sans entacher son arrêt d'une erreur de droit, s'abstenir de relever d'office le moyen tiré de ce que la responsabilité sans faute de la commune était engagée à l'égard de la société Immotour, alors qu'il ressortait des pièces du dossier soumis au juge du fond que les conditions d'une telle responsabilité étaient réunies. Son arrêt doit, dès lors, être annulé en tant qu'il écarte la responsabilité sans faute de la commune de Saverne.
Petit retour sur les faits : La société Immotour a fait l’acquisition en 2011 d’un immeuble, un ancien hôtel, pour un montant de 1 million d’euros.
Le 3 juillet 2012, cette société signe une promesse de vente sur cet immeuble pour un montant de 1 095 000 euros.
Le 28 août 2012, le maire de la commune de Saverne décide d’exercer le droit de préemption urbain qui couvre l’immeuble mais pour une somme de 800 000 euros.
Au cours du mois de février 2013, l’immeuble est dégradé en raison de son occupation illégale.
Par un jugement du moins de mai 2013, le juge de l’expropriation fixe le prix d’acquisition de l’immeuble à 915 573 euros.
Le 13 juillet 2013, la commune renonce à l’exercice de ce droit de préemption.
En mai 2014, une adjudication sur l’immeuble fixe son prix à 500 000 euros mais elle sera infructueuse et ce n’est qu’en août 2014 que la société Immotour parvient à vendre cet immeuble pour la somme de 400 000 euros.
En principe, l’exercice d’un droit de préemption urbain ne fait pas subir “d'aléas ou de sujétions excédant ceux que doivent normalement supporter les vendeurs et les acquéreurs de terrains situés en zone urbaine” (Conseil d’État, 7 mai 1986, S.A. Études Malherbes, n°49938, B).
Au titre de l’article L. 213-7 du code de l’urbanisme, le titulaire du droit de préemption est fondé à renoncer à son exercice en cas de désaccord sur le prix du bien qui fait l’objet de la procédure de préemption.
L’appréciation du juge est également intéressante.
Le Conseil d’État note que la vente à hauteur de 1 095 000 euros avait un caractère assez probable. De même, il note que le juge de l’expropriation a fixé le prix de l’immeuble à hauteur de 915 000 euros. Enfin, il constate que le propriétaire de cet immeuble a réussi à le vendre à 400 000 euros.
Avec un manque à gagner compris dans une fourchette entre 515 000 euros et 680 000 euros, il estime que les “préjudices excédant les aléas ou sujétions que doivent normalement supporter les vendeurs de terrains situés en zone urbaine” 's’élèvent à 250 000 euros.
En d’autres termes, l’aléa aurait été un aléa normal si la société Immotour était parvenue à vendre son bien à 650 000 euros ou plus (400 000 + 250 000).
Ce montant représente 59% du montant de la promesse de vente, ou 71% du prix fixé par le juge.
En d’autres termes, une perte inférieure à 41% du prix de vente initial, en raison d’une décision administrative puis de la renonciation à l’exercice de cette décision, au demeurant parfaitement légales toutes les deux, est considérée comme un aléa normal pour un vendeur d’immeuble situé en zone urbaine.
Cela offre un levier important pour les titulaires de droit de préemption urbain pour mener des négociations dans le cadre d’immeubles situés dans des zones urbaines à pression concurrentielle limitée.
En effet, au cas présent, la société Immotour aurait finalement mieux vendu en cédant au prix fixé initialement par la commune, soit 800 000 euros.
Toutefois, le juge ne semble pas vouloir rendre trop périlleux tant l’exercice du droit de préemption urbain pour ses titulaires que la faculté d’y renoncer en cas d’absence d’accord sur le prix dont ils disposent.
Le droit de préemption urbain est un outil important pour les personnes publiques qui en sont titulaires et il convient de s’assurer que ce titulaire ne soit pas définitivement engagé pour l’acquisition d’un bien, avec des fonds publics, tant qu’il n’y a pas accord sur le prix.
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